_Voyage au coeur des glaciers suspendus : L'ascension photographique de Thomas Crauwels

  • Le temps d’une exposition, l’hôtel Beau-Rivage Genève a eu le plaisir d’accueillir entre ses murs les clichés en apesanteur du photographe Thomas Crauwels. Amoureux des montagnes, alpiniste invétéré et chasseur de tempêtes, l’artiste nous embarque dans un voyage entre ciel et terre. Chaque œuvre est une fenêtre vers l’immensité — un portrait grandiose et éminemment intime des plus beaux sommets des Alpes. À travers le regard de Thomas Crauwels, ces montagnes que l’on croyait immuables semblent soudainement évanescentes : plus que de superbes paysages, le photographe nous donne à voir un monde «d’au-dessus» fragile et désarmant de poésie. Rencontre entre les sphères avec un artisan du vertige.

  • Une histoire d’élévation

    La fascination de Thomas Crauwels pour les cimes tient de la coïncidence, de la rencontre — ou peut-être est-ce un coup du destin. Entre la Belgique natale du photographe — son «plat pays» — et les sommets alpins, le contraste est immense; il y a tout un monde. Rien ne laissait présager que cet ingénieur en informatique trouverait son jardin secret à 4000 mètres d’altitude. 

    Arrivé en Suisse un peu par hasard, il y a de cela une quinzaine d’années, Thomas tombe amoureux de ces paysages qui lui sont encore inconnus. Commence alors une ascension progressive, palier par palier, une quête de beauté et de sommets suspendus. «  Il y a toujours eu un peu de photographie autour de moi. Mon grand-père faisait des portraits de la famille. Il développait ses photos lui-même. Mais c’est une passion qui m’est vraiment venue au moment où j’ai découvert les Alpes. C’est la montagne qui m’a emmené à la photographie. Le hasard fait bien les choses puisque c’est aussi à ce moment-là que la technologie numérique a pris un nouvel essor et que des outils offrant une bien meilleure qualité de photos se sont démocratisés. Tout cela m’a permis de me professionnaliser, de montrer ce que j’avais envie de montrer ».

    Mais ces géants millénaires de roche et de glace sont infiniment plus fragiles qu’ils n’y paraissent, menacés par le réchauffement climatique. Le photographe se sent investi d’une mission : par le biais de son objectif, il tente de préserver la mémoire de ces sommets. «Je suis arrivé en Suisse lors d’un point de bascule, nous confie-t-il, à un moment où l’on commençait à se préoccuper d’écologie, et où les effets du dérèglement commençaient à s’accélérer.»

  • AU COEUR DES GLACIERS - Témoignage de la beauté et de l'art naturel des glaciers suisses

    AU COEUR DES GLACIERS - Témoignage de la beauté et de l'art naturel des glaciers suisses

  • Afin d’éveiller les consciences, Thomas Crauwels souhaite avant tout transmettre les émotions qui le traversent lorsqu’il part à l’assaut des montagnes : cette sensation de grandeur, ce vertige, cette pureté — effleurer l’inaccessible. Une élévation, oui, à la fois physique et spirituelle, un périple introspectif par lequel l’artiste se fait alpiniste et l’alpiniste, artiste. Thomas se présente ainsi : «Avant tout, je me considère comme photographe. Pendant des années, j’ai pris des photos de très hauts sommets — à plus de 4000 mètres — depuis d’autres cimes, moins élevées et “randonnanables”. Au fil des années, j’ai voulu changer de point de vue, aller plus haut encore; je suis donc devenu alpiniste pour y parvenir. Il se passe quelque chose au-dessus à une telle altitude… c’est un vrai voyage.»

  • BESSO - OBERGABELHORN - MATTERHORN : Au fond du Val d'Anniviers se dressent les imposants sommets de la Couronne Impériale. Ici le Besso, l'Obergabelhorn et le Cervin émergent des flots de nuages

    BESSO - OBERGABELHORN - MATTERHORN : Au fond du Val d'Anniviers se dressent les imposants sommets de la Couronne Impériale. Ici le Besso, l'Obergabelhorn et le Cervin émergent des flots de nuages

  • Thomas Crauwels

    Thomas Crauwels

  • Ce moment où la tempête se déchire

    En plus de s’enivrer de paysages vertigineux, Thomas Crauwels partage la vocation des chasseurs d’orages. Il nous explique : «Les conditions que je recherche pour photographier les sommets sont souvent très difficiles. Je veux être là après la tempête, même pendant — lorsqu’il y a beaucoup de neige et que le risque d’avalanche est maximal. J’aime quand le voile se déchire le matin, que le froid fige encore toute la pureté des tableaux que la tempête a sculptés. Et lorsque le temps se dégage au petit matin, on touche au merveilleux : les montagnes deviennent des bijoux qui scintillent.» 

    La quête de la photographie parfaite exige que l’on prenne quelques risques. Et pour s’assurer de ne pas passer à côté, le choix du matériel a lui aussi son importance : «Je travaille exclusivement en numérique; la technologie, aujourd’hui, ne cesse d’évoluer. En matière de piqué, de netteté, de grandeur d’impression, de capacités, la photographie numérique est imbattable. Chaque année, je rachète les derniers boîtiers pour gagner un peu de résolution, un meilleur rendu… c’est une recherche permanente d’excellence et de qualité.»

  • Après des années d’exploration, les Alpes ne semblent avoir plus aucun secret pour Thomas Crauwels. Bien que le hasard tienne une place essentielle dans le travail du photographe, une préparation minutieuse en amont est indispensable. Avant de se lancer à la conquête des sommets, Thomas étudie la météo, guettant le moment où la tempête se déchire; c’est là que les montagnes sont les plus belles. «Ces jours-là, je pressens qu’il y a des photos extraordinaires à prendre.» Mais par son amour des cimes, par ces observations patientes et régulières, l’artiste se heurte immanquablement à la question climatique et prend toute la mesure de ses conséquences. «En quinze ans, j’ai déjà vu la différence, annonce-t-il, les glaciers fondent et le permafrost — le cœur de glace qui soutient la roche des montagnes — se réchauffe et cède. Des montagnes entières sont en train de s’effondrer sur elles-mêmes, dans le massif du Mont-Blanc.

    Des instants (en) volés

    «J’aime les contrastes, j’aime montrer la puissance des Alpes. Je joue avec la lumière pour composer mes photos. La face immaculée d’un sommet au soleil tranche nécessairement avec le versant dans l’ombre — et l’ombre aussi regorge de détails. Grâce à ces lumières tranchées, à ces ombres profondes, à ces contrastes marqués, mais subtils, j’arrive à retranscrire le sublime, et les émotions qui en découlent. Je me rends compte maintenant que n’y arrivais pas lorsque j’étais plus jeune. Mes contrastes manquaient de nuances. Ça m’a demandé de me poser un peu, de prendre un peu de temps pour mettre ça en lumière.» Même après quinze ans passés entre ciel et terre, le photographe s’émerveille toujours lorsqu’il redécouvre certains détails dans ses œuvres, ces petits détails qu’il n’avait pas vus en appuyant sur le déclencheur — la matière même des montagnes.

    Tout ce travail, Thomas Crauwels l’inscrit dans une démarche artistique et personnelle. C’est une quête introspective — une «élévation», comme il le dit — : une manière de partager avec un public ses moments incroyables qui lui sont donnés à vivre. «Grâce à la photographie, je peux ramener des fragments de ce monde d’en haut auquel tout le monde n’a pas accès. Être là, au bon endroit, au bon moment, demande beaucoup d’investissement et de préparation. Ramener ces instants volés au grand public, ça me procure donc beaucoup de bonheur. Après tout, la photographie, c’est toujours une histoire de partage.»

    D’un portrait à l’autre — car ce sont véritablement les portraits des cimes alpines que capture Thomas Crauwels —, on plonge dans l’histoire d’une ascension, suspendu au-dessus des nuages : des moments éphémères dans l’intimité de sommets qui le sont — malgré les apparences — peut-être tout autant.

  • MONT-BLANC MASSIF CÉLESTE : Apparition fugace du Mont-Blanc et de l'Aiguille du Midi lors d'une éclaircie entre deux tempêtes

    MONT-BLANC MASSIF CÉLESTE : Apparition fugace du Mont-Blanc et de l'Aiguille du Midi lors d'une éclaircie entre deux tempêtes

  • Une photographie de l’air du temps : ce que l’art dit de l’environnement

    Thomas Crauwels refuse de céder au pessimisme bien qu’au vu de son expérience et des questionnements environnementaux qui traversent sa démarche, le verdict semble sans appel : «aujourd’hui, le processus est lancé, la machine est en route. Même si l’être humain disparaissait, je pense qu’il est trop tard que pour arrêter la disparition des glaciers. En sachant ça, c’est d’autant plus important pour moi que de les immortaliser, d’être le témoin de cette beauté et de partager cela — avec notre génération, bien entendu, mais surtout avec celle qui suivra et qui n’aura peut-être pas la chance de contempler cette splendeur. Lorsque je vois des photos d’il y a cinquante, voire cent ans, ces paysages étaient encore plus grandioses. Malgré les timelapse qui nous montrent l’amenuisement des glaciers, on ne parvient pas à appréhender ce qui se passe sur le long terme. Notre cerveau ne semble pas fait pour comprendre ça — pour comprendre quelque chose qui nous dépasse. C’est trop grand pour nous. Demain, comme aujourd’hui et comme hier, je pense que l’on trouvera toujours les montagnes magnifiques — même si ce sera des montagnes entièrement différentes.»

    La photographie a cela d’extraordinaire : elle ne ment pas. Sur la pellicule, les choses apparaissent telles quelles sont — on fige un point de vue, un regard porté sur le monde. Thomas Crauwels donne vie à un témoignage éminemment personnel, retranscrit dans les jeux d’ombres et de lumières, dans le travail graphique des lignes. Il espère qu’à leur tour, de nouveaux artistes viendront prendre le relais, s’enivrer de la beauté des géants de glace et préserver leur mémoire. Pour incarner ce souhait, le photographe a pour projet de créer une fondation dédiée à la protection et à la perpétuation de cette mémoire alpine. «L’objectif, détaille-t-il, serait de pouvoir acquérir des œuvres d’anciens artistes — des photographies, des peintures, etc. — qui mettent en avant les montagnes, à leurs époques, et permettraient à de futurs artistes de reprendre le flambeau en apportant leur pierre à l’édifice. Oui, ça me tient énormément à cœur.»

    Par Eduardo Costerg

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